Call for papers | Troubler les Lumières : corps, relation, histoire

Appel à communications pour le panel du caucus français à l’ASECS 2026
American Society for Eighteenth-Century Studies (Philadelphie, du 9 au 11 avril 2026)

Ce panel propose d'explorer certains aspects « troubles » des Lumières.

Ordinairement associées à la clarté rationnelle, à l'universalité des principes et à la progressivité de la pensée, les Lumières ne sont pourtant pas exemptes de zones d'ombre, de tensions ou de fractures – qui continuent de résonner aujourd’hui.

Dans sa leçon inaugurale donnée le 8 décembre 2022 au Collège de France, l’historien français Antoine Lilti a proposé une mise au point importante, en rappelant que « nous devons envisager les Lumières comme un espace de débats et de controverses, bien davantage que comme une doctrine cohérente. Trop souvent, on a voulu y voir le programme de la modernité, selon une perspective idéaliste où les idées précèdent les transformations sociales et politiques. En réalité, les Lumières sont plutôt l’effort entrepris pour penser les ambivalences des sociétés modernes. » [1]

Moins tranchantes et plus complexes qu’on ne l’imagine souvent, les Lumières portent en elles un certain « trouble ». Pourtant, elles continuent de faire l’objet de vives critiques – arrogance occidentale, exploitation de la nature, colonialisme. Paradoxalement, ce processus de réappropriation (ou de mythologisation) dans les imaginaires et les discours contemporains, en articulant passé et présent, ne fait que confirmer, malgré ses nombreux écueils, le caractère pluriel, « janusien » ou « ambivalent » des Lumières – ainsi que leur capacité à interroger sans relâche l’ici et le maintenant.

Adopter un regard en biais – un regard qui favorise ce qu’Annie Le Brun nomme ailleurs le « troublant trouble de la pensée » [2] –, pour sillonner le champ des Lumières en empruntant des chemins de traverse, telle est l’ambition de ce panel, pour lequel plusieurs pistes peuvent être envisagées :

1. Penser le trouble : entre subversion et affect

Comment rendre compte des discours, des pratiques et des textes qui réévaluent les frontières entre le rationnel et l’irrationnel, l’intime et le public, la norme et la dissidence, la diversité et la visée d’une éthique universelle ? « Troubler les Lumières », c’est bien surtout rappeler que ce siècle de la raison interroge en profondeur les rapports entre la tête et le corps, qu’il tend parfois à « ensanglanter les cœurs », ou qu’il est traversé par des pratiques, des récits et des sensibilités qui échappent à la normativité. Le « trouble » peut s’entendre comme la perturbation d’un ordre social, sexuel ou racial, une mise en crise des évidences rationnelles, ou une interrogation sur les récits identitaires. Il peut aussi prendre la forme d’une éruption du désir là où la maîtrise de soi est valorisée.

2. Sociabilité troublée : relations et tensions

Les formes de sociabilité elles-mêmes sont loin d’être exemptes de conflits, d’ambiguïtés et de résistances. Des récits licencieux aux utopies libertines, des traités politiques aux échanges épistolaires, comment les Lumières pensent-elles, en effet, les liens sociaux, teintés de désir, de transgression ou de domination ? Le 18e siècle esquisse une pensée des relations sociales et des interactions humaines et animales, mais ne privilégie-t-il pas alors la forme interrogative ? Il interroge la distinction entre le masculin et le féminin. Il interroge les différences, certaines frontières entre les êtres humains, mais également entre l’humanité et l’animalité. Réfléchir au « trouble » dans les Lumières suppose aussi d’examiner les formes et les pratiques d’écriture, d’édition et d’échange qui, en accompagnant les mutations médiatiques modifiant les perceptions, brouillent la nature des propos, favorisent les détours et s’orientent moins vers une vérité stable que vers un questionnement incessant, une recherche mouvante et troublée, née d’un regard décentré et marginal.

3. Corps : normativité, dissidence, résistance

Un corps idéal, discipliné et rationnel, existe-t-il, en outre, au 18e siècle ? Les Lumières sont en effet également un moment de redéfinition des corps – et notamment du corps féminin. Pour autant, n'existe-t-il pas des discours littéraires, philosophiques ou esthétiques qui appréhenderaient les corps de manière autrement plus singulière que d'autres discours, tels que politiques, scientifiques ou juridiques ? Que racontent les corps résistants, souffrants, réfractaires, parfois bizarres – voire monstrueux ? Comment la « lumière » traverse-t-elle simultanément le singulier et le pluriel ? Comment l’idéal d’émancipation, inhérent au processus d’ « universalisation » (A. Lilti) propre aux Lumières, parvient-il à déplacer les lignes des définitions rigides qui tendent à se figer en nouvelles orthodoxies ? De quelle manière la pensée de l’universel peut-elle coexister avec une réflexion qui se tiendrait en marge – dans les bas-côtés du corps social ?

4. Histoire : récits et contre-récits

Associées de manière stéréotypée à la notion de progrès, les Lumières sont peut-être davantage habitées par le doute, l’inquiétude. Loin des costumes colorés qui voudraient constamment habiller, dans notre imaginaire, les scènes topiques des réjouissances galantes ou libertines, les variations philosophiques autour d'un âge d’or révolu tendent à esquisser une pente négative du temps, semblable à une course vers l’abîme, sans doute plus en accord avec notre propre sensibilité qu’avec celle d’un 19e siècle solidement ancré dans une vision positiviste de l’histoire. À l’histoire officielle, optimiste, glorificatrice, répond une histoire qui se raconte ailleurs, dans des mémoires qui bousculent les discours dominants, dans des lieux plus intimes, où se relaient les voix d’hommes et de femmes issus d’une bigarrure sociale marquée. Quels enjeux contemporains ces voix, parfois sombres et critiques, pourraient-elles bien soulever ?

 

Si le panel souhaite appréhender la polyphonie des Lumières sous de multiples angles afin d’en réaffirmer la complexité et la plasticité, il est également l’occasion d’interroger activement nos traditions et nos cadres interprétatifs, de questionner le canon supposé dont nous aurions hérité et, par là même, de « troubler » réellement les Lumières.

Ce panel encourage ainsi les contributions interdisciplinaires et interculturelles, mobilisant des perspectives historiques, littéraires, philosophiques, sociologiques, ou issues de l’histoire de l’art, et toute approche critique portant sur les représentations du corps, des identités et des relations sociales au 18e siècle.

Modalité de soumission : Les propositions (250 mots max.), accompagnées d’une courte bio-bibliographie (à insérer en fin du document), sont à envoyer conjointement, et avant le 30 juillet 2025, aux deux organisateurs du panel : Leila Chevalley (leila.sayeg@sorbonne-nouvelle.fr) et Alexis Tétreault (atetr065@uottawa.ca).

Les communications en français sont particulièrement attendues dans le cadre de ce panel de la Société française, bien que les propositions en anglais soient également les bienvenues.


[1] Antoine Lilti, « Actualité des Lumières : une histoire plurielle », dans Actualité des Lumières : une histoire plurielle, Paris, Collège de France, 2023. [En ligne : https://doi.org/10.4000/books.cdf.15446]
[2] Annie Le Brun, Soudain, un bloc d’abîme, Sade, Jean-Jacques Pauvert chez Pauvert, 1985 et Paris, Gallimard, coll. « Folio essais », 1993.

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